Les colliers de lumière : second livre, page 1

Prologue 

 

À quelques milliard d’année lumière de la terre, il existe une planète bleue, la Maléra. Elle est en tout point semblable à la vôtre, mais ne comprend qu’un continent que l’on nomme le Drard. Je suis l’un de ses habitants et vis dans un village du nord : Baderrois. Ici la vie est harmonieuse, les gens sont à l’écoute de leurs semblables. Les éléments de la terre, sont représentés par cinq créatures aux pouvoirs infinis.

Je vais vous raconter deux histoires que mon grand-père m’a lues.

D’abord celle de Claudius de Valleriz, avec la naissance de ses peurs et de ses douleurs.

Puis celle de Salem, bien plus tard, au Moyen-âge. Un orphelin qui changea, malgré lui, la vie du peuple Malérien, victime d’un Monarque qui voulait contrôler, posséder le cœur de la terre et de ses habitants. 

 

 

 

 

 

 

 

Livre second 

 

 

  

Chapitre 1

Baderrois

 

Dans le palais de bronze du célèbre couturier : Francis de Baderrois, la porte d'une chambre s'ouvre brusquement.

- Mlle Agnès, venez il faut absolument que vous voyez cela !

- Laissez-moi tranquille, Amalia. Depuis le temps, vous ne savez pas que je préfère rester seule !

- Vous dites toujours cela, mais au fond je sais que vous aimez la compagnie et que vous adorerez ce que je veux vous montrer.

- Très bien, soupire Agnès, en quittant sa place préférée : la fenêtre de sa chambre. J'espère vraiment pour vous que ça vaut le déplacement.

- Pour sûr Mlle, pour sûr. Venez, dépêchez-vous!

- Si je pouvais au moins y aller à mon rythme ce serait extraordinaire.

Les deux jeunes filles s'insinuent dans un enchevêtrement de couloirs et d'escaliers. Elles débouchent finalement dans la cour du palais.

Amalia tire Agnès vers une grange.

- Un jour, vous m'expliquerez l'intérêt que vous trouvez à rester plantée à la fenêtre comme ça toute la journée.

- Non, ce n'est pas vrai, ce n'est pas... Toute la journée ! Hésite enfin Agnès.

L'odeur du foin charme soudain ses narines et la jeune fille s'avance dans le bâtiment en bois sur la pointe des pieds, de peur de réveiller la surprise qui dort là.

Les murs craquent par moments. L'obscurité envahit tout dans l'ambiance matinale : avec le chant du coq et des oiseaux en toile de fond.

Les coins sombres ne manquent pas.

Amalia lui fait signe d'approcher.

- Regardez ! Chuchote-t-elle, là ! !

Effectivement, Agnès le voit. Sur la paille, encore souillé par la poche protectrice, il essaye déjà de se mettre debout. Sa robe jaune, mouillée, brille sous l'éclat d'une lampe à pétrole. Sa mère le lèche tandis qu'il tente de se lever. Agnès l'encourage mentalement, émerveillée.

Le petit percheron tient quelques secondes sur ses longues pattes, frêles et tremblantes, puis s'étale. Agnès s'approche alors du poulain pour l'aider, mais il tombe à nouveau. Les filles éclatent de rire.

Une voix puissante et enthousiaste s'élève soudain dans la pénombre :

- C’est bon de vous entendre rire, ma fille.

Un homme de taille modeste s'avance. Lui, pourtant l'un des plus riches du continent entier, est vêtu simplement, sans aucune distinction.

- Je voulais vous prévenir que je pars quelques semaines. Une commande importante m'attend à Talycha. L'aîné en personne veut changer toute sa garde-robe. Prenez bien soin de votre mère et du palais jusqu'à mon retour.

Agnès hoche la tête en serrant affectueusement les mains de son père.

Une fois qu'il est parti, Amalia lui dit :

- Votre père a raison, c'est comme si ce poulain vous avait donné vie. Je ne vous ai jamais entendu rire ainsi auparavant, comme si vous étiez endormie, comme si vous attendiez un événement marquant ainsi à votre fenêtre.

- Je suis contemplative aussi, reconnaît Agnès en poussant une mèche rebelle de devant ses yeux gris-vert. J'aime regarder ce peuple, ces gens simples, si dévoués à mon père. J'aime voir comme ils se pressent aux portes de ce palais et la joie et l'entrain qu'on leur témoigne ici. Ils seraient prêts à tout pour percer un mystère chimérique, un secret que mon père entretiendrait. J'ignore ce qu'ils convoitent. Certains parlent d'un trésor enfoui sous ce palais dont je vais hériter, d'autres parlent de magie quand ils pensent aux habits que mon père confectionne, mais ces jeux de lumière, de couleur, ces reflets sont seulement des effets, créés par différents tissus. Oui, c'est vrai, je m'ennuie, confesse-t-elle après coup. Je me sens piégée ici. Je rêve de pouvoir enfourcher ce poulain, devenu grand, et m'échapper d'ici ! Loin de cette mère sur protectrice.

 - Elle vous aime, plaide soudain Amalia.

 - Oh, ça, je n'en doute pas. Je n'en ai d'ailleurs jamais douté, mais n'y a-t-il pas d'autres moyens de le témoigner ?

- J'espère que ce n'est pas l'une de ces questions qui attendent une réponse, je serais bien embêtée !

- Vous voyez, vous non plus, vous ne sauriez pas quoi faire dans cette situation !

- Si, attendre ma majorité, me marier...

- N'y a-t-il pas d'autres solutions ! ? Faut-il toujours quitter des chaînes pour d'autres ? !

- Pitié, Agnès, faites que je n'aie plus à répondre à ce genre de questions ! !

- Si vous ne voulez plus répondre à ce genre de questions, ne les suscitez pas ! ! Rétorque Agnès avec un clin d'œil pour adoucir l'attaque.

Et Amalia se tait. Elles se sourient enfin, et s'approchent du poulain qu'elles cajolent en silence, un grand sourire aux lèvres.

 - Vous réalisez que vous pourrez le monter à votre majorité, quand il aura quatre ans. C'est un signe, non ?

Agnès le reconnaît d'un léger signe de tête, et tombe dans une profonde rêverie.

 - Le monarque ! Assène-t-elle soudain. Amalia la regarde alors estomaquée. Le monarque a encore frappé ! !

Des cris violents, désespérés s'élèvent au loin. Des plaintes, des cœurs désabusés, déchirés par la cruauté d'un monstre sanguinaire. Dès l'aube, ils viennent frapper aux portes de la ville pour quémander de l'aide, surtout la protection d'une famille si puissante, que ce boucher lui-même n'oserait pas contester une once d'autorité en venant sur ses terres. Baderrois, pour les simples au cœur pur est un havre de paix, oasis intouchable au seuil de ce désert de haine et de vengeance. Valleriz et ses hommes chassent le peuple sans merci quand il ne l'écoute pas, quand il refuse la paix. Un comble sans équivoque, de tuer des innocents parce qu'ils refusent de se rendre à la clémence.

- Cet homme est fou ! Lance Amalia.

- Mon père m'a raconté les déboires de ce pauvre fou. Cet homme a tout perdu et il n'y a plus rien qui le raccroche à la vie.

- C'est ça, c'est bien ce que je dis. Un tel homme ne devrait pas gouverner.

- Et qu'est-ce que tu proposes, de le faire à sa place ? ?

Amalia lui lance un sourire dépité, mais aussi amusé.

- Je pense que votre père, au lieu de s'éclipser, devrait jouer de son influence auprès de ce boucher pour freiner ses pulsions morbides.

- Et moi, je pense que mon père n'a pas à risquer de briser une alliance si fragile pour une cause perdue.

- Votre pessimisme me tue ! Siffle alors Amalia.

- C'est toujours la même chose ! C'est seulement du bon sens, Amalia. Il cherche à venger le meurtre de sa femme, mais ne sait pas sur qui frapper, alors à moins de le savoir de source sûre, il frappe tous les suspects qui lui tombent sous la main : le peuple de Valleriz.

- Le vrai coupable devrait se rendre pour stopper ce carnage.

- Je sais... Mais qui sait si cela suffirait.

- Qui pourrait l'arrêter ?

- Sa fille, je pense qu'elle le pourrait.

- Délia de Valleriz ! Le nom claque comme un fouet.

- Car elle porte le collier. Le collier de la vie. Le monarque porte l'autre. Et les deux à-côtés nous ramèneraient la paix.

- Bien, et où se trouve Délia ? ?

Agnès baisse lentement les yeux.

- Nul ne l'a jamais su, même le monarque lui-même. Il sait seulement qu'elle est en vie.

- Alors c'est sans espoir !

Elles restent silencieuses tandis que les clameurs continuent au-dehors.

 

 

 

Chapitre 2 

Galiar

                                

 

Galiar se dresse, comme un îlot d'hommes et de roches au milieu du désert aride de Valleriz.

C'est le nom d'une source, tarie depuis longtemps au cœur de ces collines. Ces dernières offrent une défense optimale, voilà pourquoi les hommes ne les quittent jamais. Pour se protéger du monarque, ils n'ont pas d'autre choix. Le village, au sommet des collines, est protégé par un rempart plongeant à pic, et prolongé par un ravin tout autour, suffisamment profond pour décourager les plus téméraires. Et surtout, le panorama, la plaine, si plate à l'horizon, de tous côtés, qu'un ennemi serait vite repéré. Sur le plateau de Galiar, à côté du village, des cultures, des élevages et l'entrée d'un passage secret. Un circuit souterrain permet aux villageois d'aller se ravitailler.

Dans Galiar, un jeune homme, Salem est à l'origine de cette organisation exemplaire. Avant son arrivée, les hommes et les femmes étaient défaits, épuisés, démoralisés et bien trop faibles en nombre pour tenter quoi que ce soit.

Salem est arrivé un soir. A ce moment-là, Galiar était une colline ridicule qui n'offrait aucune possibilité. Seulement Salem, armé d'un pouvoir mystérieux en a fait ce qu'il est aujourd'hui.

Un vieil homme se souvient encore de cette arrivée qu'il raconte aux enfants, le soir au coin du feu :

- Allons, allons, amis, ce jeune homme est bien laid ! Oui c'est vrai, je l'admets, mais son pouvoir est grand ! ! ! Il est arrivé ici pour ses dix-huit ans.

 

 

 

 

Chapitre 3

Dounia

 

Cela commence il y a dix ans, dans un village à quelques lieues d'ici. Salem est arrivé à la tombée de la nuit, après quelques errances. On lui offre le gîte et le couvert. Alors qu'il est prêt de sombrer dans un profond sommeil, il croit entendre craquer. Il se lève, intrigué, s'approche de la fenêtre où il perçoit encore le bruit. La lune est pleine cette nuit, le ciel est dégagé. Il admire les étoiles, plus brillantes que jamais, et réalise soudain que le craquement est en fait un bruissement, un crépitement, il ne sait pas très bien comment le qualifier. Une masse sombre apparaît au lointain, elle grossit et rougit, jusqu'à former une boule de feu. La boule de feu s'abat violemment sur la hutte où se tient Salem, provoquant une déflagration qui le projette au sol, et l'étourdit. Quand il reprend conscience, Salem remarque que rien n'a été endommagé. Il sent juste une brûlure persistante sur son visage. L'obscurité ambiante ne lui permet pas de voir ses traits dans la vitre. Une enfant d'au moins cinq ou six ans se tient à ses côtés. Salem se frotte les yeux, surpris de ne pas l'avoir remarquée avant. Elle reste imperturbable, visage énigmatique un peu floue par moments. Elle le fixe, en attente, sans la moindre expression, puis disparaît quand Salem baye et retourne se coucher, trop fatigué. Il devine juste que cette enfant réagit à ses pensées. Il s'endort rapidement. Au matin, il pense à l'enfant, et la voit, plus neutre que jamais. Il l'a remarque à peine, et elle devient une brume flottante. S'il se concentre davantage sur elle, elle apparaît clairement. Le jeune homme s'empresse vers le puits du village, se remplit un seau d'eau, y distingue son reflet, et sursaute à la vue d'un étrange symbole dessiné sur son front. Il écarquille les yeux devant ce signe étrange, comme la marque d'un fer forgé sur sa peau hâlée.

Ses hôtes lui offrent des victuailles. Il les remercie chaleureusement pour toutes leurs gentillesses, avant de continuer sa route à pied sur le chemin désertique. Il marche toute la journée, s'arrêtant à peine pour manger, sans ressentir la moindre fatigue. C'est alors qu'il arrive le soir à Galiar. Il voit la colline ridicule et le désœuvrement des gens. Il remarque la fatigue et la peur de tous les habitants de ce pauvre village. Il leur offre à manger, ils l'invitent à leur table.

Avant de s'endormir sur une maigre paillasse, à l'intérieur d'une cabane bringuebalante, il imagine le meilleur système de défense qui soit dans ces collines. Il visualise tout, la muraille tout autour, prolongée par un ravin, la plaine environnante, le village sur un plateau, les cultures, le puits et même le passage souterrain et son circuit complexe. Et le lendemain au réveil, il remarque l'enfant, la même, âgée d'au moins dix ans. C'est alors qu’il réalise se trouver dans un lit confortable, à l'intérieur d'une hutte solide. À l'extérieur, le village et le puits, imaginés la veille, il reste éberlué. Voici Salem, l'ami du peuple ! Déclame le vieil homme pour conclure son récit, alors que le jeune homme passe soudain devant eux.

Les enfants l'applaudissent :

 - Bravo ! Bravo ! Clament-t-ils avec entrain.

Salem rougit, et s'assoit finalement avec eux.

- C'est mon fils adoptif, enchaîne fièrement un homme. C'était un nourrisson quand je l'ai recueilli dans un village en flammes. Ses parents avaient disparu, sa nourrice a été tuée par les hommes du monarque. Je l'ai élevé comme mon propre enfant.

- Il y a un détail que tu as oublié, intervient Salem après un long moment.

Le vieil homme le regarde, étonné.

- Après avoir imaginé ce que vous voyez là, et avant de m'endormir, j'ai senti une brûlure sur mon front, à l'endroit du symbole. Une terrible brûlure pendant quelques minutes, c'était insupportable, puis ça s'est arrêté d'un coup. J'ai donc ouvert les yeux, surpris et je l'ai remarquée, tapie dans la pénombre à deux pas de mon lit, elle me dévisageait à ce qui me semblait, mais le plus surprenant, c'était de voir le même symbole que le mien, rougeoyer sur son front.

Et le vieux dit soudain, désignant le jeune homme.

- Le symbole de la terre dans l'ancienne langue Vallerine, était représenté ainsi : un carré, entouré par quatre ronds sur chacun de ses côtés.

 

Le lendemain matin, Salem s'éveille, un goût âpre dans la bouche. Il pressent quelque chose d'énorme que cette défense exceptionnelle ne pourra pas empêcher. Il sent que le monarque, obstiné, va tenter quelque chose, car ses forces et sa puissance sont tout aussi exceptionnelles ! Il ne renoncera pas dans sa quête sanglante pour asservir le peuple. Un frisson d'angoisse parcourt le jeune homme, et en même temps, il devine posséder une force équivalente. Même si de nombreux doutes l'assaillent : sera-t-il à la hauteur de la force qu'il détient ? Autrement elle peut s'avérer dangereuse, et si elle réalisait ses doutes ? Des scénarios catastrophes, motivés par la peur ! Il ne doit plus penser, il ne peut plus douter, forcé de reconnaître que le monarque va tomber, même s'il en doute encore... Le soleil est levé depuis un bon moment, les enfants crient et jouent, et Salem, tout à coup, envie leur insouciance. Il voudrait ressentir cette pleine sérénité. Celle des femmes rigolant près du puits, celle des hommes, occupés à rentrer les récoltes en causant avec détachement, celle des personnes âgées, regroupées autour des maisons, le sourire aux lèvres.

Salem leur a offert cette vie confortable et donnerait tout pour la préserver. Malheureusement le monarque est ainsi, occupé à briser les rêves et les espoirs de paix. Un vent gelé s'élève des plaines. Le jeune homme sent que l'armée approche, il peut donner le signal d'alarme, briser cette harmonie, mais répugne à le faire. Encore un peu de répit pour tous ces gens qu'il aime, auxquels il s'est attaché. Cette acuité exemplaire vient aussi de l'enfant, elle communique ainsi avec lui, il le ressent soudain comme une vive évidence, avant de donner l'alarme. Avant de hurler à tous de se mettre à l'abri dans les grottes, les nombreuses cavités du passage souterrain, d'y emmener des réserves, de prendre le strict nécessaire, de faire vite, en silence, de regrouper les hommes qui sont prêts à se battre. Il les invite à s'avancer, à se poster sur les rochers, armés de leur arc, leurs flèches ou leurs javelots. Le monarque ne pourra pas atteindre le village directement, il ignore également où débouche le passage souterrain dans la plaine, mais il peut attaquer. Salem ignore comment, mais il sent le danger. Les hommes et les femmes s'activent vite, en silence. Ils lui vouent une confiance aveugle. Salem indique quelques rochers qui permettront de se cacher en attendant de pouvoir attaquer. Les hommes n'auront droit qu'à un seul coup, un seul, Salem le sent aussi. Il donnera le signal quand les hommes du monarque se tiendront assez près. Tout se jouera à ce moment-là, par son ordre. La vie de tous ces hommes est entre ses mains à présent. Le vent balaye la plaine, rougit les joues hâlées, brûle les pensées figées du jeune homme, dressé sur le point culminant. Au loin, une cavalerie, des archers, des soldats, et un homme, le monarque. Du haut de sa monture brune, il semble bien plus grand que les autres cavaliers. Il supervise, comme Salem, il domine par sa seule présence. Salem tremble soudain. Il ne doit pas penser, la vie de ces hommes en dépend. Il sent une présence à côté, mais ne la regarde pas, la vue happée par l'armée qui progresse trop lentement dans la plaine. Il voudrait en finir, lancer le signal maintenant, se sentir délesté de ce poids infernal, pesant sur ses épaules. Il ne peut rien penser, heureusement cela dit. L'éternité s'empare de lui, le vent s'est matérialisé dans son souffle, ses mouvements, pour la dernière fois, avant de s'immobiliser, suspendu, à l'écoute. Les hommes bougent quelquefois pour garder l'énergie. Salem voudrait hurler "maintenant", il en meurt d'envie, mais sa langue est nouée, une force qui le dépasse prend possession de lui et le pousse au silence.

Une voix rocailleuse souffle soudain a côté :

- Invoque-moi, Salem, j'agirai en ton nom.

Il reste éberlué, sourd à cette voix puissante qui vibre à travers lui.

- Invoque-moi, je suis Dounia.

Le vent s'élève plus fort. Les bras gelés, le corps glacé, mais toujours impatient, Salem est maintenant prêt à pousser ce cri.

L'armée est assez proche, et il le crie soudain :

- Maintenant ! ! ! ! Sa voix est une arme à elle seule. Elle domine les plaintes et les grincements du vent.

Les hommes agissent sans réfléchir, ils n'en ont pas le temps, pourtant leur geste, leste et précis, donne cette impression. Ces gestes, répétés mille fois, lors de maints entraînements, fusent aussi rapidement que les flèches décochées et les javelots lancés et ne ratent pas leur cible. C'est le plus surprenant et le plus déroutant pour les âmes sensibles, ces corps lourds qui s'affaissent par centaines, par milliers, les uns après les autres. Un coup les a touchés dans leur partie vitale, un seul coup a ôté leur vie à tout jamais. Le monarque transpire dans son armure de fer. Elle résume assez bien les états de son cœur : dur et froid, méthodique, impatient. Il fait un drôle de geste, et ses hommes s'arrêtent net, dans un élan brutal. Ils braquent leurs boucliers et deviennent intouchables. Salem connaît par cœur cette façon d'agir. Inutile d'espérer contrer une éventuelle attaque, car ils ignorent encore où le monarque va les frapper, et surtout avec quoi.

 - Invoque-moi, Salem, souffle à nouveau la voix, j'agirai en ton nom.

Elle semble un peu plus ferme cette fois.

Quand le jeune homme la voit, il sait qu'il est trop tard : perchée sur sa licorne argentée, son sceptre de feu frappe le sol, et Rosalyne déclenche ainsi des bourrasques de boules de feu qui s'abattent sans répit sur le village, sur les hommes qui filent aussitôt dans les grottes en hurlant. Certains périssent hélas, d'autres échappent de justesse à la lave en fusion. Le village s'embrase rapidement. Salem assiste, impuissant, à sa plus parfaite destruction. Le terme rasé est encore faible, plus rien ne subsiste encore, ni culture, ni bétail, en un seul mot, la vie a péri sous le sceptre maudit de la princesse de feu.

La voix claque à nouveau, plus redoutable cette fois, comme la force qu'elle renferme.

- Invoque-moi, Salem ! ! ! Invoque-moi !

Et il l'invoque enfin, dans la brutalité de son désespoir.

- Dounia ! ! ! Hurle-t-il, Dounia, je t'invoque, tiens parole, et agis en mon nom ! ! ! Sauve nous des feux de ce démon.

Dounia a disparu, Salem est intrigué.

Quelle étrange créature qui fuit quand on implore son aide, après qu'elle l'ait si lourdement demandé !

Salem sent une bonne raison à cette disparition. Il n'a pas vraiment le choix, s'il veut se rassurer de cette situation grotesque.

Le silence tombe sur la plaine.

Le monarque et ses hommes sont toujours immobiles. Salem, de son côté, supervise l'étrange scène, le silence de la plaine et l'incompréhension latente.

Une jeune femme apparaît soudain, elle sort de derrière un rocher sur le champ de bataille. Le monarque la regarde avancer dans sa direction, la tête haute et le dos droit, avec une assurance troublante. Ses hommes la mettent en joue, en prévention d'un piège, mais le monarque se rit de leur excès de vigilance. Il la regarde comme un microbe, qu'il lui suffirait d'écraser.

- Baissez votre garde enfin ! Leur crie-t-il d’un ton railleur, Je m'occupe du danger.

La jeune femme est à bonne hauteur de l'homme et de son armée. Elle porte une capuche sur la tête et une cape où sont enfouies ses mains.

- Qui es-tu ? Interroge le monarque d'une voix sûre et sévère, Que veux-tu ?!

La jeune femme, immobile, parait le regarder, mais il n'en est pas sûr.

D'une voix profonde, rentrée, elle articule ces mots, qui creusent un gouffre terrible et oppressant dans la poitrine de l'homme.

- Comment peux-tu douter ?! Ne pas me reconnaître, ne pas avoir compris pourquoi je suis ici.

- Je... Je ne comprends pas... Bredouille l'homme, désarmé. Que veux-tu dire, et qui es-tu???

- Je suis elle. Celle que tu vois partout. Celle que tu ne verras plus. Qui est morte par ta faute.

- Non!!!!!!! Hurle soudain Valleriz, dont les larmes et la rage ne font maintenant plus qu'une. Tuez-la, tuez-la!!!!!!!!!

- Mais, mon maître...

- Maintenant!!!!!!!!!!!!!!

Les hommes la mettent en joue, ils préparent leur attaque. Pendant ce temps, la jeune femme sort une main, blanche et frêle, de dessous son habit.

Elle braque l'index sur les archers, sur le point de tirer.

- Maintenant!!!!!!!!!!!!!!! Renchérit le monarque avec la même fureur.

Les hommes tirent, la jeune femme baisse l'index, et les archers sont engloutis par la terre désertique.

- Cavaliers!!!!!! Hurle le monarque.

La jeune femme lève à nouveau l'index, sur Valleriz, cette fois.

L'homme avale sa salive avec difficulté.

- Allez, fuyez, tant qu'il est encore temps ! Ordonne-t-il finalement.

Ses hommes lui obéissent, et il reste bientôt seul avec la créature.

- Je suis Dounia, lui annonce-t-elle, Je suis l'enfant de la Terre, au service du vivant. Ta douleur m'empoisonne. Unis toi à mon maître, et tu seras sauvé.

- Laisse-moi partir, vile créature !!! Assène-t-il en guise de réponse.

Elle baisse lentement la tête.

- Soit, je ne peux pas t'en empêcher.

Et disparaît.

 

Salem voit l'armée s'éloigner, et sourit.

Il semblait intouchable du haut de son perchoir, pourtant exposé au danger.

Quand le monarque n'est plus qu'un point à l'horizon, il va rejoindre les autres au cœur du passage souterrain. L'ambiance est à la peur, à la désillusion. Le groupe de villageois, armé de torches et de précieuses réserves, s'enfonce plus avant dans les profondes et nombreuses cavités. Ils croisent soudain un groupe d'archers, terrorisés, qui se rangent rapidement à leur service. Salem est surpris, mais jubile intérieurement, devinant la raison d'une décision aussi précipitée. Il se retient de rire quand la foule cède le passage à Dounia, devant laquelle les archers se prosternent en catastrophe, la suppliant de les épargner, contre leur arc à son service. La jeune femme hoche la tête, et les hommes se postent à l'avant et à l'arrière du groupe.

Ils débouchent soudain dans une immense salle souterraine où ils décident de s'installer.

Dounia semble s'être définitivement matérialisée. Les villageois viennent tour à tour lui serrer la main pour la remercier de les avoir sauvés. Elle leur sourit, et se tourne vers Salem, qui brûle d'énervement, malgré cette victoire.

Il lui demande soudain :

- Pourquoi ?? Pourquoi l'avoir épargné, lui, un tel boucher ?!

- Parce qu'il porte le collier.

Salem ouvre des yeux exorbités.

- Et alors??!

- Alors tout homme qui porte ce collier est au service de la nature, et ne pourra mourir, à moins de le retirer.

- Tu veux dire qu'il est immortel, lui ?!!

- Tant qu'il le porte, oui. Lui seul peut le retirer.

- Quelque chose me chiffonne dans ce que tu as dit, enchaîne vivement Salem.

Elle lui fait signe de continuer.

- Tu as dit qu'il était au "service de la nature" que vous incarnez, seulement j'ai la nette impression que c'est la nature, qu’il met à son service.

- Si c'était vraiment le cas, il aurait ressuscité sa femme, et rien de tout cela ne serait arrivé.

- Pourquoi alors n’avez-vous rien fait pour que nous n’ayons pas à supporter ce boucher ?!!

- Je veux dire, Salem, que ce qui relève de l'avenir de tous les hommes n'est pas de leur seul ressort, mais bien entre les mains d'une force supérieure, qui ennoblit leur destinée, la rattachant à celle de toutes les créatures du monde.  En d’autres termes, cela veut dire que l’humain peut interagir pour ce qui concerne sa vie, son quotidien, mais une force supérieure est en jeu quand il s’agit de l’avenir de l’humanité.     

 

 

   

Chapitre 4 

L’élu

 

Salem se réveille le jour suivant, comme s’il ne s’était rien passé la veille. Un regard de Dounia lui fait sentir qu’il doit la suivre. Ce qu’il fait à travers un passage sinueux et sombre.

Ils débouchent dans une cavité étroite, éclairée par une lampe à gaz qui diffuse une lumière bleutée. Salem est fasciné.

Un étrange silence l’envahit soudain. Un silence intérieur, épais, qu’il suit jusqu’à une chambre verte. Son souffle s’alourdit comme si une vie étrangère, s’exprimait à travers lui.

Une ombre verte l’invite à s’avancer encore, à s’asseoir sur un lit, ce qu’il fait en tremblant. Il sent une main froide sur son front. Un souffle d’air gelé parcourt tout son corps, le tétanise, lui envoie des visions.

« Je suis son père, marquis de Savarin. » Entend-il en lui-même. « Il ne survivra, ce rustre de Claudius. Il a volé sa fille au cœur de ceux qui l’aiment vraiment. Il l’a fait enlever comme si elle valait moins qu’une vulgaire marchandise. Mais je l’ai retrouvé, lui, et nous nous sommes battus. J’aurais donné ma vie pour la voir libérée, parcourant à nouveau la campagne avec ses compagnons. J’aurais donné ma vie pour la sienne. D’ailleurs je l’ai donnée. Je l’aimais. Je l’aime. Oh Isthme, force de l’air, dis à Salem qu’il est mon fils, dis-lui que le monarque m’a tué par jalousie, car j’ai gagné le cœur d’une fille qu’il n’a jamais comprise : Délia de Valleriz, et je l’ai épousée : Délia de Savarin. Et il m’a jalousé d’avoir gagné ce cœur. Il l’a enlevée, et m’a tué, mais nos amis des plaines, compagnons de la paix, ont libéré Délia et sauvé notre enfant. Oh Isthme, dis lui tout cela.

Tu le fais, souffle une voix, quasi immatérielle.

Pendant un long moment, Salem ne sent plus rien, puis.

« Tu es l’élu, Salem. Tu as été choisi par tous ces éléments pour répandre la paix. Pour libérer l’amour, des mains de son bourreau, pour retrouver ta mère tant qu’il est encore temps, afin qu’éclate la vérité. Va mon fils, libère-moi, libère-nous, et venge-nous à coup de vérité.

Le silence intérieur est violent, matériel après tant de révélations. Salem est bousculé par un flot d’émotions qu’il ne peut contrôler.

Isthme l’invite à s’allonger et à se reposer pour les laisser couler, et le jeune homme ne se fait pas prier. Il laisse aller les pleurs, les peurs et les rancœurs. Il laisse filer les émotions, qui lèvent, les unes après les autres, un voile sur sa conscience. Il reste longtemps fatigué, épuisé et vidé, à force de pleurer, souffrir, et chercher à comprendre l’intérêt de tout cela. Et ne le trouvant pas, il se repose encore. Il s’éveille un matin, et sait que c’est fini, il lui faut repartir. Il doit chercher sa mère, mais il ne sait pas où.

Laisse-toi guider, souffle une voix, très claire, dans sa conscience.

Soit, Salem le fera.

Salem revient dans la grande salle, il retrouve le vieil homme qui l’a élevé, occupé à divertir les enfants. Il éclate, par moments, d’un rire contagieux qui emporte tout sur son passage.

 - Pourquoi ne m’as-tu pas dis que tu connaissais ma mère ? Mes parents ? Lance Salem au bout d’un instant.

Le rire de l’homme s’interrompt brusquement, provoquant l’hilarité des enfants.

Il regarde Salem de ses grands yeux d’ébène. Sa chevelure, grisonnante et frisée, le suit dans ses mouvements.

Une femme intervient, voyant son embarras.

 - Parce qu’il ne savait pas qui étaient tes parents ou plutôt, il n’était pas sûr. Tu es né au milieu du tumulte et de la peur. J’ai assisté à ta naissance et j’ai vu tes parents.

- Kaagar !! S’exclame soudain Salem. Tu portes le symbole des nomades de la paix qui connaissaient ma mère !!

Le vieil homme baisse les yeux, contrit.

- Je sais, maintenant, je sais, fils de la douce Délia. Et je suis désolé que tu l’apprennes si tard. Mais je n’étais pas sûr. Comprends moi. Au milieu de la guerre… Je n’ai vu que cette femme qui hurlait de douleur, un bébé dans les bras.

- C’est celle qui a aidé ta mère à accoucher au milieu des buissons, annonce la femme après un temps.

- Elle est morte dans mes bras, dit doucement Kaagar. Elle a juste eu le temps de me dire ton prénom. Je m’en souviens encore comme si c’était hier : « Il se prénomme Salem, ses parents viennent d’être emportés… Prenez bien soin de lui. » Comprends-moi, Salem, je n’étais sûr de rien. Qui étaient tes parents ? Emportés, morts, comment être certain ?

Salem se tourne vivement vers la femme.

- Pourquoi ne pas lui avoir dit, si vous étiez bien là à ma naissance ?!

- Parce que j’ai été emportée aussi, avec tes parents, par les hommes de Valleriz. Ta mère a été enfermée dans une tourelle de son château, et ton père s’est enfui avec d’autres. Ils ont combattu Valleriz à la tombée de la nuit, le lendemain, et...

- Mon père a été tué.

- Il s’est battu bravement, a résisté des heures durant, parant, les uns après les autres, les coups de son bourreau. Il transpirait, tenait encore debout, malgré l’extrême fatigue. Il est un vrai héros pour nous, les nomades de la paix. Quand le monarque l’a terrassé, nous avons tous pleuré, car nous perdions un être cher dans les plus injustes circonstances, mais aussi, un ami : le monarque. Nous étions impuissants face à sa cruauté. Notre amitié pour lui s’est trouvée désarmée. En fait Dounia nous a appris qui tu étais vraiment, peu avant ton retour de la chambre verte. Avant qu’elle nous le dise, j’étais comme Kaagar. Le jour de ta naissance, j’étais trop loin dans les buissons pour entendre ton prénom. Je faisais le guet pour tes parents. Ensuite ta mère ne m’a jamais parlé de toi, terrassée de chagrin, et je n’ai pas voulu la pousser à parler. La pousser à rouvrir une plaie si profonde. Salem, avec un tel prénom pourtant… C’était sûr que c’était toi, seulement les évidences sont parfois trompeuses. Je suis désolée, vraiment.                                    

- Ne t’en fais pas, Marie, ce garçon a de qui tenir, il ne t’en voudra pas… Longtemps.

- Ah, tu veux dire qu’il est comme toi !

Et ils explosent de rire.

Salem apprend ainsi l’histoire de ses parents, mais aussi de ses grands-parents. Du monarque, de Lucie, fondateurs des nomades de la paix.

Son cœur se réchauffe peu à peu au fil de ces récits. Il se sent plus complet, exister, et ravi d’avoir trouvé ces deux amis.

« Je suis l’élu. Je suis l’élu ! » Ces mots tournent dans sa tête sans qu’il sache bien pourquoi. Il ignore le vrai sens de ce mot, mais devine néanmoins son importance.

« Je dois trouver ma mère »

 

 

 

 

Chapitre 5 

Atrabile

 

Le lendemain, les habitants de Galiar sortent des cavités, et rejoignent le village de Baderrois. Hommes et femmes se dispersent dans la cité amie. Ils vont voir des parents, des connaissances.

Salem n’ose pas trop s’avancer. Il campe à l’entrée du village avec quelques amis, dont Kaagar et Marie.

Tous les matins depuis leur arrivée dans le campement improvisé, le jeune homme se promène. Il erre dans la campagne. Il ne peut s’empêcher d’associer Baderrois au monarque à cause des liens qui les unissent. Il craint un peu les retombées d’une telle amitié. Il ne sait pas vraiment quoi en penser.

Ce matin-là, c’est différent, Salem ressent une paix profonde en voyant les maisons. Il en arrive à oublier ses doutes et toutes ses réticences.     

Le cri est comme une plainte aigue et longue qui transperce tout à coup le calme environnant. Salem sursaute en l’entendant. Il ne pensait pas ressentir une telle pression un jour, une telle alarme en lui. Il se précipite sans réfléchir vers le lieu d’où lui semble provenir le bruit.

Son pouls galope dans l’affolement. Il n’ose même pas imaginer quelle créature pourrait engendrer un tel son.

La poussière l’empêche de voir avec précision, l’origine du trouble. Un monstre est allongé au sol. Une silhouette à côté semble le soutenir.

Rien ni personne n’a préparé Salem à la vue du spectacle qui l’attend. La poussière se dissipe, dévoilant la croupe impressionnante, les membres encore tremblants, choqués par l’émotion et l’encolure robuste d’un grand percheron jaune. Il se débat autant qu’il peut dans une étonnante confusion, les membres emprisonnés dans une foule de buissons, de ronces et de racines entremêlés. Et plus il se débat, plus l’étau semble se resserrer. À côté, à sa tête, une jeune fille le rassure d’une voix tremblotante. Elle caresse l’encolure, cherche parfois à le libérer sans savoir par où commencer. Elle est agenouillée, prête à bondir à tout moment sur le côté pour éviter les coups de l’animal désespéré.

En s’avançant encore, Salem remarque l’harnachement du cheval et la tenue de la cavalière. Elle est en pantalon, ce qui est surprenant pour une fille de son âge et surtout de son rang, élevé, comme semblent suggérer les manches dorées de son habit, à la coupe singulière.

Une fois passé l’effroi premier, Salem se précipite pour leur venir en aide. Cette vision le réveille d’une étrange léthargie. Il prend son coutelas, rivé à sa ceinture, et fonce droit sur les ronces, les branchages dans lesquels les membres de l’animal se débattent avec plus de peine, épuisés et découragés. Le jeune homme coupe et tranche pour les voir libérés. Et quand c’est enfin le cas, l’animal se soulève d’un coup, et s’ébroue bruyamment.

Salem admire le cheval, la cavalière, et s’amuse avec elle, rassurée et reconnaissante, devant la dégaine désordonnée de sa charmante monture : des branchages dans la queue, la crinière en pagaille et la selle sous le ventre.

Salem aide vite la cavalière à tout remettre en place, et une fois que c’est fait, ils se regardent vraiment pour la toute première fois. Elle a les yeux gris vert, les cheveux frisottants, d’un charmant châtain clair. Elle lui sourit à peine, encore un peu choquée par ce qui vient de se passer.

- Ça va ? Lui demande-t-il, troublé.

Elle hoche lentement la tête, et va s’asseoir sur un rocher, laissant l’animal se remettre aussi, de son côté, brouter, se délasser les membres.

Salem s’accroupit devant elle.

- J’espère, souffle-t-il après un long moment, j’espère bien que ça va.

La jeune fille le regarde, et sourit.

Quelque chose en Salem lui indique que ce sourire est tout à lui. Les yeux gris vert le brûlent, le troublent au plus haut point. Il veut soudain rester ici, avec elle, toute la vie, s’assurer qu’elle va bien.

- Merci, souffle-t-elle finalement.

- Laissez-moi vous raccompagner chez vous, dit Salem, après un instant de charmante volupté.

Elle approuve lentement. Il n’ose pas la toucher. Pourtant la bienséance voudrait qu’il lui propose son bras, pour qu’elle puisse s’appuyer. Elle ne semble pas choquée, et le suit, à son rythme, en boitillant un peu.

Salem propose de prendre les rênes de l’étalon, et elle approuve encore, comme si, dans son état, elle ne pouvait rien lui refuser. Il s’en empare, et ils avancent à pied vers le village.

Il n’ose pas lui parler, mais elle s’en charge pour lui au bout d’un long moment.

- Je ne vous ai jamais vu ici. Comment vous appelez-vous ?

- Salem. En effet, je viens de loin. J’ai beaucoup voyagé.                        

Voyant qu’elle peine à avancer, il lui propose de se mettre en selle.

- Mais Atrabile ! S’exclame-t-elle, et s’il était blessé ! C’est son nom, Atrabile, précise-t-elle devant l’étonnement du jeune homme.

- Il ne semble pas boiter, dit finalement Salem, tenant l’étalon du bout des rênes pour le regarder marcher et trotter, ça a l’air d’aller.

Il l’ausculte précisément, accroupi, les doigts glissant sur les membres frémissants de l’animal, nerveux.

- Il porte bien son nom, remarque Salem, se relevant.

- Oui, concède la jeune fille, si on dit qu’il se fait de la bile pour tout. C’est d’ailleurs la raison de l’incident que nous venons de vivre.

Elle laisse le jeune homme sur sa faim, et monte sur le cheval.

Salem n’insiste pas, si elle ne veut pas parler maintenant, il attendra pour l’entendre décrire l’incident qui favorisa leur précieuse rencontre.

Ils arrivent à l’entrée du village.

Salem a soudain un pressentiment en voyant le palais de bronze au bout de l’allée principale.

Pourquoi n’y a-t-il pas pensé ? C’est pourtant évident qu’elle vient d’une grande lignée !

Ils entrent dans la propriété, et le jeune homme hésite soudain.

Le cheval s’arrête net à sa suite, et sa cavalière interroge.  

- Que se passe-t-il, Salem ?

- Je ne dois peut-être pas, hésite-t-il en voyant des gens accourir pour rejoindre la jeune fille.

- Agnès, Agnès !!! Vous allez bien ?!! S’enquiert une femme, complètement paniquée. J’allais organiser une battue. Les agressions sont si courantes par les temps qui courent.

La cavalière pousse un profond soupir qui témoigne de son désarroi. 

Elle descend de l’étalon avec l’aide de Salem, et lance :

- Ne vous en faites pas, je vais bien. Grâce à ce jeune homme, nous avons pu rentrer en toute sécurité.

Cette révélation semble faire l’effet inverse de celui escompté.

- Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Demande brutalement la nouvelle venue à un Salem estomaqué.

- Un merci serait plus approprié, éclate une voix derrière.

Un homme de taille modeste apparaît, et s’avance. Salem est ébloui par la coupe des habits. Et il lui prend l’envie d’en avoir de semblables.

Quand il est assez près, l’homme lui tend une main sûre.

- Salem, pour vous servir.

- Pardonnez-moi, annonce la femme, mais j’ai eu tellement peur !

- Surprenant ! Rétorque la jeune fille.

La femme lui jette un regard noir.

- Je suis Francis de Baderrois, voici ma femme, Solange et notre fille Agnès. Entrez boire quelque chose ! Invite chaleureusement Francis à l’intention de Salem.

Le jeune homme approuve timidement. Il n’ose pas refuser, à son grand soulagement, car il n’en a aucune envie.

Il ne voit rien du vestibule démesuré, des gens à leur service ou de l’agitation de Solange.   

Le jeune homme ne remarque pas le salon raffiné dans lequel ils pénètrent, le bronze de la cheminée, des lustres et des objets, les éléments de marbre, la bonté de Francis, sa générosité. Non, Salem ne voit rien, sauf la douceur d’Agnès, sa démarche pleine de retenue, sa douleur à la hanche qui la fait légèrement boiter.

Son regard désapprobateur quand sa mère lui témoigne un excès d’attention.

- Mais oui, mère, ce n’est rien. C’est à cause de la chute, mais cela va passer.

Salem devine le souffle de la jeune fille, il se sent inondé de tendresse et d’amour, mais surtout, il se laisse brûler avec délectation par son sourire éblouissant, ce témoignage de vie qui lui est réservé, il en est persuadé. 

Elle ne regarde jamais sa mère comme ça, ni son père, auquel elle semble pourtant attachée, non, ce sourire est tout à lui. Comme si le jeune homme l’éveillait, la faisait exister.

Salem boit ses paroles quand elle raconte l’histoire : le cheval, effrayé par un bruit derrière les rochers, leur chute dans les buissons après qu’il se soit emballé. L’étalon prisonnier, sa libération.

- Ce cheval est bien trop dangereux, il faudrait s’en débarrasser.

- Mère !!! Lance Agnès, outrée.

- Je voulais dire par là, qu’il faudrait le donner, le vendre ou autre chose.

- Il n’en est pas question, Atrabile est à moi, vous me l’avez donné !!

Salem a une idée, il voudrait la soumettre, et risque après un temps.

- Je pourrais m’occuper de lui, si vous me le permettez. Je connais une méthode qui peut exorciser les peurs de n’importe quel cheval, et même d’un Atrabile.

Agnès rit à ces mots.

- C’est vrai, vous feriez cela ?

Salem approuve gravement. Il ferait tellement plus pour pouvoir la revoir.

Solange ne dit plus rien, et Francis lui témoigne une grande reconnaissance.

- Cela s’appelle l’éthologie, annonce Salem après un temps. Cela consiste à mettre volontairement un cheval dans les situations critiques qui peuvent être rencontrées, après lui avoir appris à gérer ses peurs, son stress, autrement qu’en fuyant ces situations. Cela peut me prendre quelques jours, mais plus je disposerai de temps, plus je pourrai le familiariser avec des situations variées.

- Prenez tout le temps nécessaire, assure soudain Francis.

Salem approuve alors, étonnement serein.   

 

Dès le lendemain matin, Salem lâche Atrabile dans l’enclos circulaire, annexé au palais de bronze.

L’étalon souffle bruyamment, lorgnant le jeune homme, placé au centre. Le cheval détale soudain sur le périmètre en ruant par moments.

Au moindre geste de l’intrus au milieu, il repart de plus belle, d’un côté comme de l’autre, mais en favorisant la droite où il est plus à l’aise.

Salem s’immobilise, et attend un regard, une attention quelconque de la part du cheval. Celui-ci se débat un instant, puis considère enfin Salem, lui livrant ainsi sa confiance. Il se rapproche de lui. Le jeune homme tend le bras vers l’animal, qui le sent, puis souffle avec bruit, avant de se laisser caresser.

La confiance est acquise, le travail peut commencer.

Salem s’accroupit devant le cheval, et baisse la tête. L’étalon le regarde, il l’imite. Le jeune homme recommence plusieurs fois, avant de se lever, de saisir, les uns après les autres, des objets, bruyants ou effrayants pour le cheval.

Salem baisse la tête devant chacun de ces objets, en exemple, et l’étalon, stressé, fini par l’imiter en soufflant bruyamment. Il ne fuit pas, mais fait face à ses peurs.

Agnès se tient près de l’enclos. Elle admire le jeune homme : sa patience et son calme, sa détermination, sa façon de soutenir l’animal dans sa quête pour gérer son stress.

Il lui parle doucement, l’encourage à voix basse, et l’étalon calque son comportement au sien.

Le lendemain, ils remettent ça, et le jour suivant.

À force, ils s’habituent à se voir tous les jours, y prennent goût, finissent par trouver cela normal : se retrouver à l’aube devant les écuries, manger ensemble dans le spacieux salon du palais de bronze.

 

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