Les aventures

délirantes de Bambou

et Robinson

Partie 1 : L’innocence

Tchak ! Pomk ! Tchunk ! Quand Robinson s’ennuie, allongé sur le dos, il lance son petit cerceau de fer, qui rebondit sur tout ce qu’il peut : frôle la tête d’un chaton imprudent, se cogne à une gouttière, coupe les fleurs du prétendant de la fille du boucher avant de percer un tonneau de vin, abreuvant ainsi le dormeur, en-dessous, secoué de quintes de toux pour avoir avalé de travers. Puis le cerceau, le chookroom revient dans la main de son maître qui le récupère avec un flegme maîtrisé avant de le renvoyer percuter d’autres lieux.

Bambou rit à gorge déployée, à cheval sur une botte de paille. C’est toujours la même chose quand Robinson s’ennuie, il ne tient pas en place, ses membres ont la bougeotte, ses armes le démangent.

- Je ne vais pas tenir longtemps ! Ronchonne-t-il pour lui-même, Il me faut de l’action !

Bambou rit de plus belle. Il aime son compagnon, l’admire au point de pouvoir mourir pour lui ! Cette amitié est tout pour lui, tissée au fil du temps, elle s’est consolidée au gré des aventures.

Bambou saute sur ses pieds en entendant crier plus haut dans la vallée alors que Robinson est déjà sur son cheval trépignant, le chookroom à la main et l’action dans les yeux.

- Que se passe-t-il ? Interroge calmement Bambou en prenant son bâton de pèlerin qui lui sert aussi d’arme dans les moments critiques :

- Viens ! Résume Robinson en talonnant son cheval qui détale aussitôt vers l’origine du trouble.

Arrivés sous un arbre ils voient une tripotée de brutes qui bousculent un enfant blond d’une extrême beauté. Une couronne en or ceint son front innocent.

Le plus grand de la bande lève le bras pour frapper l’enfant, mais le fouet de Robinson immobilise son geste. Il descend de son cheval, s’approche vivement de l’homme, et avec l’index et le majeur, effectue une violente pression de chaque côté de son cou :

- Je viens de couper l’arrivée du sang à ton cerveau, tu as trente secondes pour me raconter ce que le petit a fait.

- Je… Je... Articule l’homme pour commencer…

- Autrement c'est la mort !

- C’est un otage pour une rançon !!!

- Je vois. De toute évidence vous ne savez pas à qui vous avez à faire. Regardez sa couronne. Cet enfant est un dieu du royaume d’Asgard. Odin, cela vous dit quelque chose ? C’est à lui et à ses Walkyries que vous aurez à faire si vous touchez à un seul de ses cheveux blonds !

Robinson libère l’homme avec la même pression des doigts sur son cou.

- Passe ton chemin, l’étranger, c’est entre lui et nous.

- Ah bon ? Vous insistez ? Très bien ! note Robinson.

- Va te mettre à l’abri !! Hurle Bambou au garçon.

S’en suit alors une bagarre, digne des plus grands karatékas. Bambou repousse les hommes à l’aide de son bâton de pèlerin, et Robinson à mains nues, effectuant quelques fois des sauts périlleux impressionnants pour les frapper avec ses jambes, le tout accompagné de cris stridents ! Quand ils en ont assez de se prendre des raclées, les hommes partent en courant.

- Tu peux sortir ! Crie Bambou au garçon, caché dans les fourrés, Il n’y a plus rien à craindre ! Où sont tes parents ? Ta famille ?

- Je ne sais pas, Répond le petit, gêné.

- Et comment t’appelles-tu ?

- Je ne me souviens pas.

- Tu ne te souviens pas ? On lui aurait jeté un sort, Suggère Bambou à Robinson.

- Alors je ne vois qu’une solution, Lui répond ce dernier, La grotte de l’hippocampe, lui seul peut nous aider.

- Après nous chercherons tes parents, Dit Bambou à l’enfant, qui a l’air plus rassuré.

Ce soir-là, l’enfant peine à dormir. Bambou s'en aperçoit, prend l’un de ses parchemins et lui lit une histoire :

LES POMMES D’OR

- Ce soir-là, l’enfant peine à dormir alors son compagnon de route lui lit un parchemin, trouvé la veille près de la ville d’Amphipolis.

- Pourquoi la lune brille aussi fort ? Demande l’enfant au milieu de l’histoire.

- Je ne sais pas vraiment, certains disent que c’est parce qu’elle est couverte de paillettes argentées qui brillent dans le noir quand le soleil se couche.

- Oui mais toi, qu’en penses-tu ?

- Je pense que quand on ne sait pas il ne faut pas craindre de demander comme tu le fais. Et c’est ce que j’ai fait. Le seul qui peut répondre à cette question c’est celui qui est allé sur la lune et en est revenu.

- Qui ? Interroge l’enfant, le regard scintillant.

- L’une des Walkyries. Dans le royaume Nordique, tu sais, des Walkyries sont au service du roi des Dieux, Odin. L’une d’elles, Idunn, sa préférée, connait tous ses secrets, qu’elle a lus dans les runes, les écritures sacrées. Elle connait des formules magiques, délivrées par Odin lui-même. Les Walkyries volent sur des chevaux que certains disent ailés. Elles ramènent dans le palais d’Odin, le Walhalla, l’âme des valeureux guerriers qui se sont battus en son nom pour qu’ils reposent en paix. Un jour, Odin dit à sa préférée.

- Va ! Envole-toi jusqu’à la lune, ramène-moi les pommes d’or dans le jardin de la fertilité, et tu seras grandement récompensée. Idunn enfourche son cheval, s’envole, dévouée à son ami. Elle se pose sur la lune. Dans l'une des cavités, trouve le jardin de la fertilité au cœur de la planète. Le pommier d’or est là. Il est couvert de branches, les branches, de pommes dorées. Idunn dégaine sa longue épée, coupe l’une des branches qu’elle attrape au vol, puis remarque l’éclat impressionnant des pommes d’or ! Elles luisent tellement que leur luminescence recouvre toute la surface de la lune, même au-delà de sa circonférence.

Le compagnon cesse de parler, l’enfant s’est endormi.

- Qu’est-ce qui est arrivé à la Walkyrie ? Demande alors l’enfant à Bambou.

- Elle a ramené les pommes d’or à Odin qui les a fait replanter dans un jardin et il a fait d'elle une Déesse pour garder le jardin et les pommes d’éternelle jeunesse.

Sur ce l’enfant applaudit, et s’endort rapidement après avoir souri joyeusement à la lune.

Le lendemain l’enfant est reposé. Ils marchent tous les trois jusqu’à la grotte de l’hippocampe, hermétiquement fermée.

Bambou frappe trois fois contre la paroi :

- Oh hé !! L’hippocampe !! Comment peut-on entrer ?!

Derrière lui Robinson sourit car il le sait.

- Il faut dire une formule, Souffle-t-il après un temps.

- Et quelle est-elle ?

- Je ne sais pas, cela change à chaque fois.

- A chaque fois ? Mais comment allons-nous faire ? Répond Bambou désespéré.

- Raconte-moi une histoire, Souffle l’enfant à ce dernier.

- C’est une bonne idée ! Reconnait Robinson, lorgnant vers la paroi rocheuse.

- Bien ! Lance Bambou en les invitant à s’asseoir sur l’herbe, couleur émeraude. Je vais te raconter l’histoire de...

L’ENFANT SANS NOM

Ses parents ne lui en ont pas donné, n’en voyant pas l’utilité.

- J’en ai un et je m’en serais passé ! Grogne le père.

- Le mien ne me convient pas ! Renchérit la mère.

L’enfant ne comprend pas. Il a bientôt dix ans et il n’a pas de nom. Il ne supporte plus qu’on le hèle violemment.

- Et toi là !! Oui, toi, c’est quoi ton nom ?!!

- Je n’en ai pas.

- Allez, bouge abruti ! Pas de nom ?!! Non mais dis !!!

Pas de nom donc pas d’identité. Pas de nom ? Autant dire qu’il n’est personne et tout le monde à la fois.

Puis un jour il se dit :

« Ras le bol de se faire rabrouer ! Maintenant je vais créer ma propre identité ! Je serai qui je voudrai et qui je voudrai être que cela plaise ou non ! »

Le silence réceptionne cette résolution. L’enfant marche, envahi de mille noms :

« Je serai roi, prince, dieu, général… Non, guerrier ! Je serai un sauveur, je serai adulé. Je serai le plus fort, le plus intelligent. Je serai triste et pauvre ou bien riche et célèbre, cela changera chaque jour. »

Ainsi l’enfant, déterminé fait vite son baluchon et quitte ses parents. Ils le pleurent longtemps, le cherchent et le font chercher jour et nuit, plusieurs mois, des années. Ils retournent le pays en vain, mais pas de trace de l’enfant.

Puis un jour, il revient. Ils sont tristes et fatigués. Ils ne le reconnaissent pas tant il a changé.

- Ça y’est ! Déclame leur fils du haut de sa monture, J’ai une identité ! Regardez-moi ! Je suis le roi ! Et vous, vous n’êtes rien, vous n’êtes personne malgré vos noms !

- Petit ingrat ! Lui crie son père quand il l’a reconnu, caché derrière ces artifices, Nous t’aurions tout donné ! Si tu nous avais laissé le temps !

- Tu aurais été notre roi ! Souffle sa mère, désemparée.

- Je sais ! Rétorque l’enfant, mais mon titre de roi a plus de valeur que tout ce que vous m’auriez donné, car c’est moi seul qui l’ai forgé pour qu'il se dresse contre ces maudits noms qui vous font exister !

- Mais nous t’aurions aimé ! Répond le père, peiné, rien n’a plus de valeur !

- Je ne sais même pas ce que c’est, vous ne m’avez appris qu’à chercher ce que je pouvais être et pas ce que je suis !

- Mais ce n’est pas trop tard ! Réplique alors la mère, Je peux aisément t’expliquer qui tu es.

- Oui, oui, moi aussi ! Surenchérit le père.

- Très bien ! Je vous donne trois jours et trois nuits pour m’apprendre qui je suis, autrement vous serez bannis !

Les parents, tout tremblants, n’ont pas d’autre choix que d’accepter. Leur fils glisse au bas de son fier destrier, entre dans la bicoque où il a vu le jour, et suit ses parents dans tous les recoins poussiéreux qui l’ont vu grandir, exister, s’affirmer.

Je suis sûr que l’enfant pourrait aimer ses parents simplement s’il ne préférait pas l’image qu’il s’est créée de lui-même. Trois jours et trois nuits passent. Le fils fait la grimace dans ses habits de soie. Ses parents lui ont tout raconté, tout décrit : il était calme, sensible, parfois drôle, intelligent, mais qu’en est-il maintenant ?

Un petit prétentieux, un morveux, imbu de lui-même, monstrueuse créature sans foi ni loi qui chasserait sûrement ses parents s’ils lui répétaient ça, ce qui est pourtant la vérité, la triste vérité.

Voilà pourquoi ses parents ne lui disent rien sur ce qu’il est maintenant à chaque fois qu’il leur pose la question.

Ils se défilent allègrement avec cette réponse :

- Tu es roi.

- Mais encore ! Développez !

- Il n’y a rien d’autre à dire, hélas.

- Pourquoi « hélas » ??

- Il n’y a rien d’autre à dire !

Si bien que le troisième jour, le lendemain de la troisième nuit, rien ne se passe, absolument rien.

Le fils conclut juste en ces termes :

- C’est vrai, je suis le roi, et ne l’oubliez pas !

Et s’en va.

Les parents prennent ces derniers mots pour une menace, et c’est bien ce qu’ils sont.

Ainsi si l’on veut savoir qui on est, il vaut mieux respecter ce qu’on a été, sans quoi notre existence ne sera que mensonge. Il faut savoir ouvrir son cœur pour accepter la vérité même si elle ne nous plaît pas, sinon, jamais on ne la saura.

L’enfant voulait savoir qui il était, il est reparti avec un mensonge, comme il était venu pour ne pas avoir su écouter.

A la fin du récit, Robinson regarde la paroi rocheuse, et il opine du chef.

- Rien ne bouge, Bambou, Dis-nous une autre histoire.

Bambou sourit, il aime les inventer. Il aime sentir les regards, posés sur lui.

Il hoche gravement la tête, le voilà reparti.

- Je vais te raconter l’histoire de l’enfant qui n’a pas de mémoire, commence doucement Bambou.

- Oui c’est une thématique qui pourrait nous aider ! Reconnaît Robinson.

Ils sourient tous les trois avant que Bambou enchaîne.

- Donc il n’a pas de mémoire… C’est difficile à dire. Tu dois savoir ce que c’est ? Demande-t-il à l’enfant.

- Oui, Répond ce dernier, c’est assez effrayant. On ignore qui l’on est, d’où l’on vient, ce qu’on a fait avant. On ignore tout en fait, sauf dans l’instant présent quand on a retrouvé ses esprits après le grand trou noir.

- Je vois, Note Robinson, vraiment intéressé, Dis m’en plus à ce sujet.

- Je ne sais pas, je ne me souviens pas. Je me suis seulement réveillé avec un saucisson dans la main et des hommes à mes trousses. J’ai voulu grimper dans un arbre afin de leur échapper, mais ils m’ont attrapé avant. C’est là que vous êtes arrivés… D’ailleurs merci !

- Ce n’est rien, Dit Robinson, très intrigué par son récit, Et tu ne te rappelles rien d’autre ?

- Non rien d’autre.

Ils se tournent alors vers Bambou pour l’inviter à continuer, l’air désolé.

L’ENFANT QUI N’A PAS DE MÉMOIRE

- L’enfant ne se souvient pas de ses parents, mais il se rappelle qu’il les aime. Il ne se rappelle pas la blancheur des rosiers en fleur, qui embaument le jardin autour de sa maison, mais se souvient qu’il ne préfère pas d’autre endroit au monde. Il veut y retourner, sentir les roses blanches, écouter les oiseaux : les rouge-gorges, les pinsons, les moineaux, les mésanges qu’il imagine sans mal, allongé dans les prés. Sa tante a expliqué qu’il a dû tomber de l’arbre au pied duquel elle l’a trouvé, une bosse imposante sur le côté du crâne. Ses parents sont en route pour venir le chercher. L’enfant est excité à l’idée de rentrer chez lui. Il n’y a rien d’autre à dire. Il ne dort pas de la nuit, se tourne sans arrêt dans son lit, transpire, couvert de sueur. Quand ses parents le voient, ils le prennent dans leurs bras, et lui, il les laisse faire. Il ne se souvient pas. Les souvenirs s’emmêlent un peu dans sa mémoire. Il a mal à la tête, il souffre terriblement. Ses parents le ramènent chez eux dans une petite voiture à cheval. Et l’enfant, ébloui, retrouve sa maison comme pour une première fois. Il apprécie sans fin le doux chant des oiseaux, les senteurs parfumées des fleurs, les couleurs vives ou nuancées, les belles décorations, le feu dans la cheminée, le chat sur la fenêtre, l’éclat du soleil sur la vitre, les brioches de sa mère, les chansons de son père, la douceur, les caresses, les attentions, les rêves, tendres et sucrés qui parcourent la maison. Le docteur vient le voir, annonce qu’il faut aller visiter l’hippocampe. Alors le lendemain, l’enfant et ses parents s’en vont jusqu’à la grotte devant laquelle nous sommes. Ils essaient des formules pour ouvrir la paroi. Se racontent des histoires. L’enfant a heureusement moins mal qu’avant.

- Ça va passer, ce n’est rien. Leur a dit le médecin.

Ils en sont tous certains.

Le père cherche des formules pendant la nuit entière, mais la paroi reste de marbre.

Le matin, il trouve des textes gravés dans la pierre, fouillant dans les hautes herbes qui bordent la grotte fermée.

Il en instruit sa femme et son enfant, et tous les trois tentent de déchiffrer une devinette écrite à l’aide de beaux symboles calligraphiés :

Je chante très souvent le matin

Rarement l’après-midi

Et encore moins le soir

Je suis gris et pas noir

Quoi qu’en disent mes amis,

Je suis…

L’enfant dit, le coucou, son père dit, l’épervier, sa mère, le roitelet.

- Non mère, il n’est pas gris.

- Parfois gris, vert ! Rétorque la mère.

- Et il n’est même pas noir, Ironise le père.

- Si parfois, à certains endroits !

Peu importe après tout, car la grotte s’est ouverte, et quand ils le remarquent, ils s’immobilisent tous les trois.

Robinson se lève à ces mots, s’approche de la paroi rocheuse. Il cherche dans les fourrés, tassant les herbes hautes qui se frayent un passage entre les dalles de l’entrée à moitié cassées, effacées.

L’enfant cherche aussi de son côté pendant que Bambou poursuit l’histoire.

La suite de son récit attire leur attention, et ils reviennent vers lui :

- La grotte est très profonde, la visibilité est nulle, car le brouillard recouvre tout. L’enfant doit marcher à tâtons. Ses parents l'escortent, prêts à intervenir en cas de danger. Puis soudain, sans raison, le brouillard se dissipe, l’entrée de la grotte se ferme. L’enfant n’a pas d’autre choix que d’aller de l’avant, de traverser un ruisseau calme et sinueux, à l’eau d’une phosphorescence inquiétante. Il s’approche, mais ses parents ne peuvent plus bouger, ils peuvent seulement parler, mais ne trouvent rien à dire. L’enfant se penche au-dessus des flots, il hésite à tremper son pied, se tourne vers ses parents pour récolter un assentiment, mais eux ne savent pas, c’est à lui de sentir s’il y va ou pas. Alors il plonge le pied, et se sent aspiré. Il revoit sa naissance, une course dans une forêt qu'il ne se rappelle pas. Il revoit ses parents quand il avait cinq ans, fermes et tendres avec lui. Il a envie de pleurer, se sent triste et perdu dans tous ces souvenirs inconnus qui s’enfuient dès qu’il atteint l’autre rive. Ses parents disparaissent de sa vue. Devant il y a le feu, une barrière immense, rougeâtre et crépitante qui l’invite à entrer. L’enfant ne sait pas trop, mais sent que c’est pour son bien alors il va, traverse ses émotions, comme une ronde dans sa vie enfuie. Elles en tracent les contours, les moments forts et douloureux, les moments tendres et les joyeux. L’enfant s’échappe dans sa mémoire : la peur, la honte, la joie, la peine, la rancœur douloureuse, l’espoir et l’insouciance. Les flammes brûlent encore sur l’enfant pendant un petit moment, puis s’atténuent et disparaissent. Il reste comme abattu devant un mur de glace. Il sait qu’il doit le traverser, mais il n’en a aucune envie. Tous ses sens lui crient de fuir en courant, mais en même temps pourra-t-il reculer maintenant ? Et surtout, cela en vaut-il la peine ? Il n’en sait rien, comme il ignore tant de choses sur la vie et sur lui. Il s’avance hésitant, fébrile, tremblant. Il approche sa main frêle de la paroi glacée, et sa main la traverse. Alors il la retire vivement de peur d’être aspiré, puis se raisonne. Il doit y aller de toute façon, il ne peut plus reculer. Son destin est tracé. Sa main plonge à nouveau dans la paroi gelée, il se laisse entraîner, ressent toutes les douleurs physiques qu’il a connues depuis qu’il est né, mais aussi, les bienfaits. « La route est longue » entend-il derrière lui, « et parsemée d’embuches, mais elle en vaut la peine ». L’enfant ressort de là transi, mais à nouveau doté de toute sa mémoire, de ses précieux souvenirs. Quand l’entrée s’ouvre devant lui, il retrouve ses parents assis devant la grotte. Ils se lèvent à son arrivée, et l’embrassent tendrement.

Bambou se tait, découragé, puis va boire goulûment à la gourde, accrochée à la selle.

- Nous trouverons un moyen ! Lance alors Robinson.

Bambou aimerait savoir lequel, mais il ne révèle pas ses doutes de peur d’effaroucher l’enfant.

Ils cherchent des signes toute la journée près de l’entrée qui reste obstinément fermée.

Le lendemain, Robinson réfléchit longtemps, puis se lève, décidé :

- Je vais pêcher ! Je reviens dans une heure ; j’y vais à pied.

Bambou approuve, puis va s’étendre sous un tilleul pour méditer.

L’enfant, quant à lui, tourne en rond. Il essaye des formules, les unes après les autres sans parvenir à se rappeler d’où elles peuvent lui venir.

- Viens, Dit une voix rocailleuse, Viens, approche-toi.

L’enfant remarque alors deux corbeaux sur un arbre plus loin.

- Ils sont revenus pour toi, Souffle à nouveau la voix, Tu dois choisir le bon. L’un d’eux représente la pensée d’Odin, et l’autre, sa mémoire. L’un d’eux s’est éloigné de toi, effrayé par un événement violent qui t’a aussi fait perdre tes esprits avec tes souvenirs. Tu dois trouver lequel.

- Mais comment ! Se lamente l’enfant, Ils sont exactement pareils !

- Pour l’attirer à toi, tu vas devoir te purifier de l’événement qui l’a fait fuir. Ainsi tu retrouveras son nom et tu pourras l'appeler pour qu’il puisse te ramener chez toi. Viens, entre dans la grotte pour mieux éclaircir tes idées. Es-tu prêt ?

- Je le suis, oui, je crois.

- Très bien, entre chez moi.

L’entrée s’ouvre à ces mots, l’enfant entre, tremblant.

- Ce n’est jamais pareil, car cela change selon les gens. Chacun est différent.

- Qu’est-ce que c’est ? Demande l’enfant face à un frêne immense, pourvu de trois étranges racines qui le soutiennent au sol par le haut.

- C’est Yggdrasil, l’arbre-monde aux neuf Royaumes, Dit la voix rocailleuse, Tu vois cet arc-en-ciel ? C’est Bifrost. Il te conduira à ses pieds pour accéder ensuite au merveilleux jardin où poussent les pommes d’or. Emprunte-le, tu verras, tu n’en reviendras pas.

- Non ! N’y va pas ! Crie Robinson, dégainant son épée, C’est le royaume des morts !! Et il a raison sur un point, tu n’en reviendra pas !!

- Ne t’en fais pas, l’ami, je ne lui veux aucun mal, je veux seulement l’aider.

- Comment savoir si tu dis vrai !? Rugit Robinson en cherchant d’où provient la voix, Et au moins montre-toi ! Une personne de confiance montre au moins son visage !

- C’est vrai, Répond la voix. J’en conviens, me voilà.

L'hippocampe apparait sous les traits d'un humain.

- Bambou ! La chaîne !! Hurle Robinson à son compagnon qui surgit d’un coin de l’entrée. Il lui envoie une chaîne que Robinson saisit, pour la jeter sur l’hippocampe, rapidement immobilisé.

- Tu m’as bien eu, Boude ce dernier, Et maintenant qu’est-ce que tu comptes faire ?

- Dis-moi comment sauver l’enfant ? Demande Robinson, sans qu'il meure.

-Il doit manger l'une des pommes d'or d'Idunn, et sa mémoire sera vite régénérée.

- Sans qu'il meure ! Répète Robinson, au cas où il n’aurait pas été compris.

- L’arc-en-ciel est le seul accès, la seule issue. S’il y va par-là, il pourra revenir.

- J’irai si c’est comme ça ! Lance alors Robinson.

- Non ! Crie Bambou, affolé, Pourquoi est-ce toujours toi qui risques ta vie ?! Laisse-moi y aller cette fois !

Robinson s’approche de Bambou, et lui souffle à l’oreille.

- Ne t’en fais pas, je reviendrai. Et si ce n’est pas le cas… Il regarde l’hippocampe l’air menaçant, Je t’autorise à lui botter le derrière !

Il va vers l’arc-en-ciel.

- Attends !! Crie l’hippocampe, ça ne marchera pas ! Il faut que l’enfant aussi aille là-bas, car aucune pomme ne doit quitter le verger !

- Très bien, donc allons-y ! Lance Robinson déterminé.

- Je viens aussi ! Annonce Bambou, J’assurerai tes arrières. Tu ne pourras pas m’en empêcher !

- Il vaut mieux que tu restes ici, lui conseille Robinson après un mouvement d’impatience, L’hippocampe te dira quoi faire si ça ne se passe pas bien, mais il n’y a pas de raison. Pas vrai ? Lui demande-t-il froidement.

- Oui, c’est vrai ! S’empresse de répondre l'hippocampe, penaud.

- Sois prudent ! Dit Bambou, l’air inquiet.

Robinson hoche la tête. Il hésite un moment, se tourne vers l’hippocampe, lance son chookroom sur la chaîne pour le libérer, et s’en va. Il s’avance avec l’enfant au pied de l’arc-en-ciel où un robuste gardien les accueille froidement.

Ce dernier, souffle dans une corne d’appel, et hurle à qui veut bien l’entendre :

- Le prince est revenu !

Il tend soudain la main à Robinson, surpris.

- Je suis Heimdall, merci à toi, étranger !

- Robinson.

- Le prince est revenu ! Résonne encore longtemps, comme un écho, avec quelques variantes :

- Il est là notre prince !

- Balder est revenu !

On entend bien plus loin encore.

- Allez chercher Frigga, le prince est revenu !!

- Où est-ce que je peux trouver Freyja ? Demande Robinson à Heimdall, J’ai besoin de lui parler.

- Elle est partie sur son char tiré par des chats à la recherche du collier de Brisingar qu’on lui a volé. Elle cherche maintenant les héroïnes qui l’ont récupéré.

- Je vois.

Heimdall désigne l’arc-en-ciel. Bifrost se présente comme un beau tunnel coloré. Robinson passe le premier, son épée à la main, l’enfant tremblant derrière autant que le support qui les retient au-dessus du vide.

Au bout d’un long moment Robinson rengaine son épée voyant qu’il n’y a aucun danger.

Une femme brune les rejoint à l’extrémité.

- Mais qu’est-ce que tu fais là ? Gronde-t-elle gentiment à l’intention de l’enfant, Je t’avais envoyé sur Midgard vers Xéna et Gabrielle, pour qu’elles te protègent. Je savais qu’avec elles sur la Terre des hommes tu risquais moins qu’ici où tes cauchemars persistent et où il semblerait que tout le monde veuille te tuer ! Au lieu de ça tu me ramènes un bourru.

- Ravi m’dame, à votre service ! Lance Robinson sans se dégonfler.

Il remarque la couronne en or sur son front.

Elle saisit la main qu’il lui tend au bout d’un long moment.

- Qui es-tu ? Interroge l’enfant, affolé. Et qui suis-je ? J’ai l’air si important.

- Je suis Frigga, Déesse de la famille, tu es mon fils Balder et celui d’Odin, roi des dieux du Nord, Annonce solennellement la femme, Que t’est-il arrivé ?

- Il a fait une grave chute, Dit Odin, s’approchant, un corbeau sur chaque épaule, Et il a perdu la mémoire. Il faut le conduire à Idunn. Allez !

Robinson hoche la tête.

- Où devons-nous aller ?

Frigga lui montre l’une des racines qui passe juste à côté.

- Vous n’avez qu’à la suivre, vous trouverez sans mal. Promettez-moi seulement, ajoute-t-elle, s’adressant à Robinson, De faire attention au dragon !

Il promet. Odin et Frigga se regardent longtemps, l’un et l’autre très inquiets.

- Certains disent que le dragon Nidhögg est plutôt sous la terre à Niflheim ! Dit Robinson avec soupçon.

- C’est vrai, Appuie Odin, D’ailleurs si vous pouviez nous en débarrasser, ce ne serait pas un mal ! Lance-t-il plus tard en s’éloignant, Il ronge l’une des racines de l’arbre.

- Je m’en chargerai en repartant, Assure Robinson, fin stratège, Histoire de ne pas risquer inutilement la vie de l’enfant.

- Bien ! Conclut simplement Odin.

Effectivement la racine les conduit à l’entrée d’un jardin. Le plus dur est de trouver Idunn au cœur d’une végétation dense. Après avoir longtemps marché, il la trouve finalement qui chante près d’un ruisseau, d’une voix pure, colorée. Elle porte une robe blanche, certains de ses longs cheveux blonds sont tressés, une fine couronne en or scinde son front.

Elle reconnait le prince :

- Viens ! Que t’est-il arrivé ? Demande-t-elle à Balder, C’est vrai ce qu’on raconte, que tu as fait une mauvaise chute qui t’a fait perdre la mémoire ?

- Oui, c’est ce qu’on dit, confirme-t-il, fasciné par la dame. Et c’est vrai ce qu’on raconte, Demande-t-il à son tour, Que tu étais une Walkyrie, et qu’Odin t’a envoyée sur la lune, chercher les premières pommes d’or pour les planter ici ??

- Qui t’a raconté ça ? Interroge Idunn, intriguée, Non ce sont des bêtises. Je n’ai jamais été une Walkyrie, et n’ai jamais bougé d’ici où elles ont toujours poussé. Sérieusement, qui te l’a raconté ?

- C’est Bambou, l’ami de Robinson, qui s’éloigne là-bas.

La jeune femme s’approche de Balder, et pose les mains sur ses épaules.

- Ecoute bien, mon garçon, les belles histoires servent à rêver, les rêves à inventer pour créer de nouvelles choses, pour embellir le monde. Ces belles histoires délivrent des messages cachés, à toi de les découvrir. Le brillant dans tes yeux montre combien tu as rêvé, mais pour cela, les histoires doivent souvent être loin de la vérité.

- Donc Bambou m’a menti !

- Non, ne lui en veux pas ! Le rêve est important, l’imaginaire aussi. Il s’est juste appuyé sur ce qui existe déjà pour t’emmener plus loin. Regarde moi j’existe et les pommes d’or aussi et la lune également. Viens, n’aie pas peur, suis-moi ! Lance-t-elle à l’enfant, hésitant.

Et ils s’avancent dans le jardin.

Bambou trépigne dans la grotte. L’hippocampe peine à le convaincre de rester tranquille encore un petit moment.

- C’est normal qu’ils mettent autant de temps ?!!

- Oui, Asgard c’est grand. Ils peuvent faire pleins de rencontres.

- Sérieusement, là, tu trouves que c’est normal ??!! Interroge-t-il quelques secondes plus tard.

L’hippocampe, décidé, enchaine les arguments pour le faire patienter.

- Le gardien d’Asgard est un dur à cuire. Frigga fait souvent des révélations qui demandent réflexions. Odin est parfois très dur à cerner, cela peut parfois prendre des années. Idunn aime bien causer, elle aime tout ce qui peut évoquer son poète de mari…

Balder suit Idunn dans un verger au milieu duquel se dresse un immense pommier, paré de fruits dorés :

- Je suis la seule ici à pouvoir les cueillir. Annonce-t-elle simplement.

Elle monte à une échelle, appuyée contre le tronc, et cueille gracieusement quelques fruits avec lesquels elle remplit un petit coffre de voyage.

Elle redescend ensuite, tend une pomme à l’enfant :

- Tiens, croque, Dit-elle en souriant.

Balder saisit le fruit, mord dedans, et presque aussitôt, son visage s’éclaire.